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Pourquoi y a-t-il des achats massifs de papier toilette?
Romaric Godin
L’épidémie de coronavirus porte en elle de bien étranges conséquences. Ainsi, dans les supermarchés français, les mêmes scènes se multiplient. Des gens se ruent sur certains rayons, remplissent leur chariot et les laissent vides. Le phénomène d’achats de panique avait débuté avec des produits directement liés à l’épidémie, comme les masques et les gels hydroalcooliques, puis il s’est étendu à d’autres produits, d’abord alimentaires, comme les pâtes, le riz et les conserves de poisson, que l’on peut stocker longtemps, pour atteindre un produit moins évidemment lié à la situation actuelle, le papier toilette.
Le phénomène n’est pas propre à la France, il est présent dans la plupart des pays avancés. Le Japon semble avoir été le point de départ des achats de masse de papier toilette et le phénomène a fortement touché l’Australie, où l’on a pu voir se répandre sur les réseaux sociaux des bagarres entre consommateurs pour les derniers paquets. À Hong Kong, on a signalé un vol de plus de six cents rouleaux de ce bien devenu précieux.
Tout cela semble à l’observateur lointain et froid fort irrationnel. Un responsable d’une grande chaîne de distribution française assure ainsi qu’il n’existe pas de risque de « pénurie » sur les produits stockés par les Français : « Tous ces produits, y compris le papier toilette, sont fabriqués en France et il y a du stock dans les entrepôts et chez les fabricants. » Les rayons vides ne seraient donc que la conséquence immédiate de l’afflux de clients et le réassort se fait sans difficulté. Même son de cloche au Royaume-Uni ou en Espagne. De surcroît, nul ne comprend rationnellement le lien entre une épidémie de coronavirus, qui touche principalement les voies respiratoires sous sa forme sévère, et le papier toilette… Pour autant, le phénomène n’est pas si absurde qu’il en a l’air.
Comme l’a souligné un article de l’économiste Alfredo Paloyo dans The Conversation, le phénomène d’achats de panique de papier toilette n’est pas sans lien avec ce que l’on observe en cas de panique bancaire. Et cette situation n’est pas aussi irrationnelle qu’on le croit. Imaginons une personne qui entre dans un supermarché pour acheter, disons, un litre d’huile d’olive dont il a réellement besoin. Dans les rayons, il constate des achats massifs de papier toilette, un bien dont il n’a pas objectivement besoin sur le moment. Il sait cependant qu’il en aura nécessairement besoin à un moment ou à un autre. Il doit donc faire un choix, le même que celui qui voit, en situation de crise bancaire, une queue de déposants devant sa banque. Soit il hausse les épaules et compte sur les institutions politiques et économiques pour assurer la satisfaction de ses besoins futurs. Soit, devant l’évidence des rayons vides, il doute de cette capacité. Dans ce cas, il prend le risque de se retrouver dépourvu dans le futur s'il n'achète pas maintenant.
Or ici, il convient de rappeler le caractère très incertain de la situation. Face au phénomène nouveau qu’est le coronavirus, les autorités elles-mêmes semblent perdues et se contentent d’une stratégie d’endiguement bien incertaine. Un tel comportement des institutions conduit naturellement l’agent économique à ne pas leur faire confiance dans un avenir proche. Comme le bien concerné par ces achats n’est pas périssable mais jugé essentiel, il est naturel de ne pas prendre le risque de se confronter à un manque. Voilà comment on décide aussi d’acheter par précaution rationnelle du papier toilette, renforçant ainsi la panique et provoquant le même comportement chez d’autres consommateurs…
Ce phénomène a été mis en lumière par l’économiste John Nash, prix de sciences économiques de la Banque de Suède (appelé à tort « prix Nobel d’économie ») de 1994, et l’un des principaux penseurs de la « théorie des jeux » sous l’expression de « jeux non coopératifs ». Chaque participant à ce type de jeux prévoit le comportement des autres et adapte son propre comportement pour minimiser ses pertes. Cela conduit à un « équilibre de Nash » qui est souvent insatisfaisant. Une fois les stocks vidés et les capacités de production épuisées, ceux qui ont décidé de prendre le risque de faire confiance aux institutions sont Gros-Jean comme devant ; les autres, ceux qui ont joué la non-coopération, se retrouvent bien pourvus.
L’épidémie de coronavirus a donné un exemple de ce type d’équilibre. Les achats de précaution ou de panique de gels hydroalcooliques au début de l’épidémie ont eu tôt fait de vider les rayons des pharmacies. Et ceux qui n’avaient pas pratiqué ce type d’achat se sont retrouvés face à une affichette collée sur la vitrine des pharmacies annonçant la pénurie. À n’en pas douter, ceux qui se sont jetés sur les paquets de pâtes et de riz avaient, pour certains d’entre eux, cet exemple en tête. Autrement dit : les achats de panique ne sont pas que le fruit d’un détestable effet panurgique. Ils sont aussi le reflet d’une rationalité répondant à une situation.
Reste la question de l’étincelle. N’y a-t-il pas une irrationalité profonde à stocker du papier toilette ? Autrement dit, avant que le mécanisme que l’on vient de décrire ne se mette en marche, pourquoi des consommateurs décident-ils de stocker précisément du papier toilette ? Là aussi, l’irrationalité n’est pas si irrationnelle. Premier élément : les agents économiques sont confrontés à une incertitude radicale. On l’a dit : ce coronavirus est nouveau, c’est un phénomène quasi inconnu. Faire des choix pour l’avenir dans une telle situation est naturellement le lieu d’une rationalité limitée. Autrement dit, parier sur une absence de pénurie face à une incertitude radicale n’est pas plus rationnel que de parier sur une pénurie.
Partout dans le monde, des mesures massives de restriction de circulation ou d’assignation à résidence ont été prises et ces informations apparaissent comme la seule stratégie des autorités, faute de mieux, face au virus. Il est logique qu’une partie de la population adapte ses choix de consommation en fonction de cette perspective. En période d’incertitude radicale, c’est finalement le seul élément tangible de certitude sur le futur. De là, une attitude logique visant à adapter ses besoins à une éventuelle quarantaine. Au reste, plusieurs personnes se présentant comme rationnelles sur les réseaux sociaux invitent à faire quelques achats de précaution « en quantité raisonnable ». Sauf que, comme on l’a vu, ce caractère raisonnable ne veut strictement rien dire puisque si chacun fait ces achats raisonnables, on se retrouve immédiatement dans un jeu non coopératif.
Face à cette incertitude radicale et à cette défiance naturelle vis-à-vis des autorités, il est cohérent de se rattacher à toute information permettant d’anticiper l’avenir. Tout ce qui permet de saisir ce à quoi il faut s’attendre est utilisé pour modifier son comportement. Les rumeurs ou spéculations de certains ont pu ici jouer un rôle, souvent plus faible que celui que l’on prétend d’ordinaire. Mais le fait que la Chine, devenue l’atelier du monde, ait pu se retrouver à l’arrêt, a pu répandre l’idée d’un manque généralisé de matières premières sur certains produits de base. C’est ce qui a déclenché la rumeur d’une pénurie possible de papier toilette à Hong Kong et Taïwan. Dans ce dernier pays, cette hypothèse d’un manque était alimentée par la pénurie de masques, faute précisément de matières premières. On voit qu’il y a bien eu ici une logique dans les achats de précaution. Le phénomène s’est ensuite répandu au Japon, où il a pris une grande proportion. Dès lors, l’avenir s’annonçait comme fait de pénurie de papier toilette, pénurie qui pouvait se répandre dans le monde entier.
La crainte de manquer de papier toilette apparaît, au reste, comme une des grandes peurs de la modernité. Il existe un précédent, en décembre 1973, aux États-Unis. Le contexte n’est pas entièrement différent de celui d’aujourd’hui. L’économie étasunienne est soumise à des pénuries massives en raison du choc pétrolier qui a suivi la décision de l’Opep à la mi-octobre d’utiliser l’arme du pétrole dans la guerre israélo-arabe. Le manque d’essence génère des goulots d’étranglement. Dans ce contexte très incertain, Harold Froehlich, représentant du Wisconsin, une des principales zones productrices de papier du pays, publie le 11 décembre un communiqué affirmant que « les États-Unis pourraient manquer sérieusement de papier toilette dans quelques mois » : « Nous espérons que nous ne devrons pas rationner le papier toilette. » La probabilité devient rapidement affirmation et les Étasuniens se jettent sur les rayons de papier toilette, au point que le réapprovisionnement devient difficile. Un marché noir se met en place. Il faudra quatre mois pour assurer le retour à la normale. Le Venezuela a aussi récemment connu une panique de ce type.
Tout se passe comme si ce bien était une forme de garantie de modernité à laquelle une partie de la population se rattache lorsque se dessine une forme d’incertitude radicale et de menace sur les modes de vie. Ce n’est pas entièrement irrationnel, là aussi. L’accès aux toilettes est un élément déterminant de l’amélioration de l’hygiène et du niveau de vie réel. Dans certains pays comme l’Inde, c’est un enjeu politique majeur. Le passage aux toilettes personnelles et généralisée est l’incarnation du passage au confort de la vie moderne. S'il vient à manquer cet accès, le sentiment d'un retour en arrière est inévitable. Or, c'est bien ce retour en arrière qui semble en jeu avec un coronavirus qui ramène des images de quarantaine, de peste noire et de grippe espagnole. Dès lors, le papier toilette, lui-même inventé en 1902, apparaît alors comme une forme d’assurance que l’on continuera à avoir accès à ce qui est perçu comme un bien fondamental. C’est peut-être pourquoi les rouleaux de papier toilette sont davantage soumis aux achats de panique que d’autres produits d’hygiène plus directement utiles à la lutte contre le coronavirus, comme le savon ou les désinfectants de surface.
Comment calmer les esprits
Que faire alors ? En théorie, les économistes classiques savent répondre à ce type d’équilibre non optimal par le prix. Lorsque se met en place ce type d’achats massifs, si les prix sont libres, ils vont s’ajuster à l’offre et à la demande. Les prix vont donc augmenter pour freiner les achats massifs, tout en satisfaisant ceux qui souhaitent acheter des biens correspondant à leurs besoins. En parallèle, l’augmentation du prix permettra d’inciter à augmenter la production et donc de satisfaire la demande. Un nouvel équilibre sera alors trouvé, qui sera cette fois optimal, grâce à l’ajustement des prix. Mais évidemment, ce phénomène n’est pas si facile dans la réalité.
Lorsque l’achat de panique est lancé, cette élasticité de la demande par rapport au prix n’est pas vérifiée. Par exemple, la hausse du prix des gels hydroalcooliques, qui a pu tripler à certains endroits en réponse à l’explosion des achats, n’a pas empêché la pénurie et n’a pas freiné la demande. En 1973, lors de la panique du papier toilette aux États-Unis, sur laquelle on reviendra, le prix du rouleau a également augmenté, sans gêner le phénomène. L’économiste indien Kaushik Basu explique cette inefficience du marché par la notion de « point focal » : si les agents sont concentrés sur la nécessité de stocker du papier toilette, le prix deviendra un élément secondaire, l’enjeu central sera de disposer de stocks suffisants dans un contexte non coopératif.
En réalité, la hausse des prix peut venir confirmer le risque de manque et accélérer le phénomène d’équilibre non optimal décrit plus haut. C’est pourquoi les distributeurs hésitent souvent à y avoir recours. D’autant qu’alors, le mouvement peut se retourner socialement contre eux. On peut les accuser de profiter de la panique pour augmenter leur marge (ce qui est, par ailleurs, formellement juste) et la situation peut devenir tendue, certains se retournant contre le distributeur.
Quant à la capacité d’inciter à un développement de la production, c’est largement théorique. Lorsque la panique touche des biens de consommation courants, le maximum des capacités de production est rapidement atteint. Investir dans de nouvelles lignes ne saurait être une option pour le fabricant, dans la mesure où c’est un processus lent et qui peut se montrer coûteux lorsque les achats de panique retombent et les prix avec… C’est pourquoi, même en cas de prix libres, des phénomènes de marché noir se développent en pleine panique. En Australie, un homme a proposé jusqu’à 100 dollars australiens (environ 58 euros) par rouleau sur un site marchand.
Enfin, politiquement, le recours au mécanisme des prix est également fort délicat, dans la mesure où l’ajustement par les prix conduit à faire sortir du jeu par force les plus pauvres. La réaction de Bruno Le Maire, le ministre de l’économie et des finances, à l’augmentation du prix des gels hydroalcooliques a ainsi été de l’encadrer. En soi, cette décision, prise en pleine pénurie et sans mesure de production (ce sera fait plus tard, lorsque les pharmaciens seront autorisés à fabriquer eux-mêmes leur gel), est absurde. Mais elle montre que l’équilibre par le prix n’est pas une solution satisfaisante.
L’autre solution est une gestion plus étatique de la situation. Certes, l’État se doit de calmer la situation en assurant qu’il n’existe pas de risque de pénurie et en prenant des mesures de précaution. Ces solutions de communication ne fonctionnent cependant pas toujours. À Singapour, les messages du gouvernement associés à une action forte de contrôle du virus ont pu mettre fin à la panique. Mais, à Taïwan, où le premier ministre a jugé « idiots » les comportements de stockage, ou au Japon, ou encore en Europe, ces simples mesures de communication n’ont pas donné les mêmes effets. On se souvient qu’un phénomène comme le coronavirus sape la confiance dans les institutions.
Dès lors, c’est bien à l’État de prouver qu’il représente un élément stable et central dans cette époque troublée. Pour cela, il doit être capable d’assurer à moyen terme les biens au centre de la panique. Il lui faut donc reprendre l’organisation de la distribution et de la production. Les restrictions d’achats, comme le rationnement, ne sont pas des moyens magiques, elles peuvent alimenter le marché noir, mais c’est une façon d’assurer qu’à plus ou moins long terme, chaque citoyen dispose d’un accès au bien concerné et puisse, ainsi, satisfaire ses besoins. Ces mesures peuvent être prises uniquement en cas de risque de pénurie, ce qui n’est apparemment pas le cas pour le papier toilette aujourd’hui en France. Mais la Corée du Sud a mis en place un tel principe pour les masques chirurgicaux.
La France aussi a rationné, encore plus drastiquement, les ventes de masques. Mais parce qu’elle a ignoré une autre mesure, préventive, le stockage de précaution. En 2010, comme le rappelle Libération, le gouvernement a abandonné le stockage stratégique, estimant que les masques étaient abondants sur le marché. C’est évidemment une erreur fondamentale, qui part du principe que lorsque la demande augmente fortement, le marché peut toujours suivre et la satisfaire. C’est une croyance naïve dans l’autorégulation du marché, bien représentative de l’État néolibéral.
Mais lorsque surgit la panique, l’État est incapable de répondre à la situation, ce qui, en retour, confirme l’idée que les autorités sont incapables de faire face. Cette idée encourage en retour les achats de panique. Or, le stockage associé au rationnement permet de tuer dans l’œuf ces phénomènes. Encore une fois, il semble que le papier toilette ne soit pas concerné par ce type de mesures préventives et que le marché puisse répondre à une hausse soudaine de la demande dans des conditions satisfaisantes. Mais il serait de bonne politique que l’État surveille en permanence les biens jugés fondamentaux par les citoyens.
Enfin, la dernière façon d’agir pourrait être de prendre le contrôle de la production lorsque les agents privés sont incapables de répondre à la demande. C’est ce qu’a décidé, par exemple, l’État de New York, qui désormais fabrique son propre gel hydroalcoolique, malheureusement dans des conditions discutables (le gel est fabriqué par des détenus). Mais on peut imaginer une nationalisation temporaire (ou définitive) des usines pour assurer une production correspondant aux besoins (là aussi avec des mesures de rationnement).
En période troublée, la priorité des institutions doit être d’assurer le futur pour contrebalancer l’incertitude radicale. C’est toujours complexe. Parfois, lorsque aucun risque de pénurie n’existe, il suffit de laisser l’inquiétude passer. Mais lorsque le phénomène devient sérieux et risque de déboucher sur la pénurie, les institutions doivent montrer qu’elles sont là. Il peut paraître absurde de demander à l’État de produire ou stocker du papier toilette. Mais si ce bien est considéré comme central par la population, c’est bien le rôle de l’État de répondre à ce besoin. Une chose est certaine : le surplomb hautain, le mépris ou l’arrogance, eux, ne sont jamais de bonnes options.